Ukraine : les émotions sélectives du monde

A l’Assemblée Générale des Nations Unies, les résolutions exigeant le retrait des troupes russes d’Ukraine – il y en a eu 3 jusqu’à présent – se suivent et se ressemblent. Et après un an de conflit – en dépit des crimes commis par l’armée russe – le nombre de pays (comme l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud) qui s’abstiennent de condamner l’action de Moscou n’a guère varié. Tels les émigrés de Coblence de retour en France à la Restauration, les « géants » du Sud Global semblent, selon la formule attribuée à Talleyrand, n’avoir « rien appris et rien oublié » face aux événements tragiques qui se déroulent à l’Est de l’Europe. Pourquoi en est-il ainsi ? Parce qu’il s’agit à leurs yeux d’un simple conflit autour de l’OTAN, sinon « d’une querelle de famille entre Blancs » ? Pourquoi le Sud, qui a été embrigadé au cours du vingtième siècle dans deux guerres mondiales, devrait-il prendre parti ? Le monde occidental se soucie-t-il de lui, et des conflits qui ensanglantent l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie ?

La sélectivité des émotions joue dans les deux sens. « Vous ignorez mes souffrances, je refuse de m’immiscer dans vos querelles ». Et puis l’Amérique, de l’Asie au Moyen-Orient, ne se comportait-t-elle pas hier comme le fait la Russie aujourd’hui ? On doit bien sûr ajouter des considérations plus rationnelles et intéressées à ces positions émotionnelles. L’accès aux hydrocarbures russes à des prix intéressants est une considération non négligeable pour des pays comme l’Inde (sans parler de la Chine, qui serait de toute façon dans le camp de la Russie).

Il y a aussi, pour un certain nombre de pays africains francophones, des considérations spécifiques. La Russie, à travers ses mercenaires, constitue comme un substitut à l’ancienne puissance coloniale française. Elle n’a pas de passé impérial dans la région. De plus, elle ne soumet pas son aide à des conditions de progrès démocratique et de lutte contre la corruption. Dans un pays comme l’Afrique du Sud, on n’oublie pas l’aide apportée par l’URSS à l’ANC pendant la période de l’apartheid. Méconnaître les émotions ressenties par les pays du Sud, ignorer le rôle négatif joué par les souvenirs de la période coloniale, serait une erreur. Dans ce que l’on appelait hier le Tiers Monde, le passé reste omniprésent dans les consciences.

Mais en rester là, dans une simple pose de culpabilité et de repentance, ne suffit pas à rendre compte de la réalité. Ce n’est pas simplement ce que « nous leur avons fait hier », qui explique leur comportement aujourd’hui. Leur neutralité dans un conflit – qui nous apparaît à nous occidentaux – d’une lumineuse simplicité : la lutte du bien (l’Ukraine) contre le mal (la Russie) est aussi la conséquence directe de ce que ces pays sont devenus au fil du temps. Leurs non choix reflètent leur crise morale, tout autant que politique.