«Ignorer la guerre» : les sociétés civiles russes et l’Ukraine 

RUSSIA, MOSCOW - FEBRUARY 17, 2023: A pioneer reads a newspaper at a concert marking the 30th anniversary of the reestablishment of the Russian Communist Party in the Pillar Hall of the House of the Unions. Alexander Shcherbak/TASS/Sipa USA/44540162/IB/2302171753

En deux clins d’œil, l’élève et le professeur se sont compris. C’était, en janvier dernier, un banal jour d’examen à l’institut de linguistique de Moscou. Au milieu des questions d’épreuves orales, dans l’anonymat d’une salle de classe, l’élève s’est vu interroger  : « définissez ce qu’est un ‘euphémisme’ et donnez des exemples ». Anodine, la question du professeur n’était pas a priori politique. La réponse, elle, n’a pas manqué de malice. « ‘L’opération militaire spéciale’ est un bon exemple actuel de formulations atténuées qu’on utilise pour éviter des expressions plus choquantes et déplaisantes, mais plus crues et réelles… », a répliqué l’élève, du tac au tac. Le professeur lui a répondu par un sourire complice. « Entre opposants de l’invasion russe en Ukraine, cette guerre qui n’est pas la nôtre, nous nous sommes compris  ! », a-t-il ensuite confié. Avec prudence cependant, précaution nécessaire en pleine vague de répression en Russie contre toute voix critique du pouvoir. C’est d’ailleurs afin de protéger nos sources que, dans cet article, nous resterons flous sur l’identité de nos très nombreux interlocuteurs.

Depuis un an, depuis le 24 février 2022 et le début de « l’opération militaire spéciale » du Kremlin en Ukraine selon la litote officielle, les sociétés civiles russes se sont habituées à la fois aux expressions simplistes et aux circonvolutions symboliques. D’un côté la propagande qui, à la télévision mais aussi avec de multiples relais dans la société, a répété les formules du président Vladimir Poutine pour justifier une opération dite de « libération » des territoires russes. De l’autre côté, face aux litotes officielles, des moyens détournés et imagés pour exprimer indirectement une opposition qui, affichée trop ouvertement, peut tomber sous le coup de poursuites judiciaires au nom des nouvelles règles sur la « discréditation » des forces armées, avec jusqu’à quinze ans de prison. Aux antipodes, ces réactions opposées ont souvent conduit à des tensions intergénérationnelles au sein même des familles, les plus âgés regardant la télévision et se rangeant derrière le Kremlin, les plus jeunes s’informant davantage sur Internet et osant s’opposer au pouvoir.

(…) Aujourd’hui, la majorité des Russes n’appartiennent en fait à aucun de ces deux groupes. Ils ont fini par préférer ignorer la guerre, ne regardant plus les informations, se tenant loin des sources de propagande comme de toute forme d’opposition, se concentrant sur leur vie privée, se méfiant des discussions (même en famille) et de toute possible délation (au travail, à l’université). Une sorte d’« émigration intérieure » déjà bien connue à l’époque soviétique. Certains se réfugient dans l’alcool ou les anti-dépresseurs dont les consommations auraient augmenté depuis un an. D’autres cherchent ailleurs des échappatoires  : à Moscou, les théâtres font salles combles et l’on surprend parfois des adultes en manque d’oxygène dans les cinémas montrant des dessins animés pour enfants. De plus en plus, le sujet du conflit en Ukraine est évité pendant les dîners familiaux. Une forme de passivité. Cela concerne les grands-mères abreuvées de propagande. Mais aussi des jeunes éduqués, avec de bons emplois, qui ne croient ni Poutine ni la propagande mais dont la seule ambition est de rester à l’écart et de sauver leur petite vie. La souffrance des Ukrainiens a laissé largement indifférent. Malgré la fermeture des médias indépendants et les divers blocages d’Internet, il est pourtant toujours possible de s’informer. La plupart des Russes ne le font cependant pas, s’en remettant au pouvoir.

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