L’état actuel des relations transatlantiques est empreint d’un étrange paradoxe. D’une part, l’agression russe contre l’Ukraine a conduit, contrairement aux craintes de beaucoup et aux attentes de Poutine, à un fort renforcement de la cohésion atlantique et de l’unité européenne. En effet les Européens ont retrouvé en quelques mois une capacité à agir ensemble qui semblait perdue ; les craintes — et les espoirs de certains — d’un désengagement américain de l’Europe se sont dissipées, et la dichotomie entre l’OTAN et la défense européenne a été reléguée aux discussions académiques. Au contraire, il est apparu que les deux processus se renforcent mutuellement.
D’autre part, cette nouvelle unité atlantique est fragile. Pour trouver un antiaméricanisme aussi répandu — même s’il reste minoritaire dans la société européenne — il faut remonter très loin : à la guerre du Vietnam, à la crise monétaire d’août 1971, ou encore à la deuxième guerre du Golfe. Trump, qui a donné l’impression de détester ses alliés plus que ses adversaires, mais dont l’effet a été plus rhétorique que concret, a laissé des traces psychologiques profondes en Europe ; son retour — ou celui d’un candidat de la même trempe — est agité comme une crainte imminente, mais aussi comme l’espoir secret de ceux qui veulent interpréter le désir proclamé d’autonomie stratégique de l’Union comme un appel à l’autonomie vis-à-vis des États-Unis. En réalité, cette méfiance européenne à l’égard de la l’allié américain possède des racines plus profondes, remontant à la présidence Obama — en raison de son manque d’intérêt pour l’Europe, de sa faible réaction en 2014 à la première agression russe en Ukraine et des contradictions de ses actions en Syrie.
L’arrivée de Biden a certes considérablement modifié le scénario. Néanmoins, les États-Unis d’Amérique apparaissent aux Européens comme un pays divisé et polarisé, bloqué dans le fonctionnement de ses institutions et en proie à un protectionnisme croissant sur fond de tentations unilatérales. En outre, en dehors des déclarations amicales des membres de l’administration, l’Europe n’est guère présente dans les calculs stratégiques américains ; lorsqu’elle l’est, elle reflète le vieux stéréotype d’un continent divisé, retranché dans la poursuite d’avantages économiques et commerciaux et réticent à assumer la responsabilité de sa propre sécurité. Pour le meilleur ou pour le pire, l’image de l’Europe reste celle d’Angela Merkel. Pas celle d’un adversaire, comme semblait la percevoir Trump, mais fondamentalement celle d’un profiteur passif de l’engagement américain. Le paradoxe est donc que la confiance mutuelle semble plutôt faible — au moment même où l’unité sur le terrain est maximale.
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