S’ils avaient voulu jeter un pavé dans la mare du débat public en France, les jurés de l’académie Nobel ne s’y seraient pas pris autrement. Ils ont voulu honorer une œuvre littéraire, célébrée et lue dans le monde entier, et ils ont provoqué un électrochoc dans le microcosme franco-français, presque par inadvertance.
Jamais, en effet, l’attribution d’un prix Nobel de littérature n’avait produit une telle levée de boucliers. Certes, la France est connue pour la violence de ses polémiques littéraires. C’est un trait du caractère national. Le sacre de l’écrivain est l’objet de luttes au couteau. Depuis la bataille d’Hernani, jusqu’aux surréalistes qui s’en allèrent cracher sur la tombe d’Anatole France, la querelle des anciens et des modernes y prend l’allure de guerres pichrocholines. Et la frontière entre politique et littérature est le théâtre d’échauffourées permanentes, sans atteindre l’intensité de l’affaire Dreyfus.
Mais a-t-on déjà vu un pays protester contre la consécration par le Nobel d’un des siens? Ni Patrick Modiano (2014) ni Jean-Marie Le Clézio (2008) ni Gao Xingjian (2000), pour en rester aux plus récents lauréats, n’ont suscité une telle mêlée médiatique. Tandis que le prix Nobel d’Annie Ernaux a fait l’objet, dès son annonce, d’une bruyante réappropriation sociale. Le trophée est passé de main en main. On l’a levé au ciel et jeté à terre. Célébré et profané.
D’un côté, la joie des lectrices et des lecteurs d’Annie Ernaux. Le mot «joie» revenait souvent dans leurs commentaires, comme si ce Nobel était le leur, qu’il leur appartenait et leur rendait justice. De l’autre, une clameur de haine venue de l’extrême droite, mais aussi de l’extrême centre qui visait tout autant l’autrice, dont on niait le talent, que la militante de gauche honnie, la figure de l’intellectuelle engagée, qui nous est pourtant familière en France.
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