Et pourtant, même si la Terre est un enjeu de pouvoir, il est tout aussi évident que la course des événements n’a pas encore été infléchie. On se trouve dans un entre-deux historique, une « drôle de guerre » climatique, où les pièces sont posées sur l’échiquier des rapports de forces nationaux et internationaux, mais où aucune n’a encore été réellement jouée. Les équilibres idéologiques internes aux démocraties libérales sont en train de se réaligner sur le clivage entre un renouveau social, démocratique et écologique et un nationalisme identitaire, qui peut d’ailleurs lui aussi tirer profit d’un discours de réponse à la crise climatique en faisant l’apologie des frontières et de la sécurité. Pourtant, le statu quo libéral maintient encore sous cloche ce nouveau conflit dans la plupart des pays, précisément en brouillant le message et en jouant à la fois sur la nécessité de se réformer et de se protéger contre des menaces perçues comme extérieures.
Les accords commerciaux, les stratégies industrielles et les institutions de régulation de la finance internationale sont elles aussi largement « climatisées », pour reprendre le terme de Stefan Aykut et Lucile Maertens : il est ainsi de bon ton de conditionner les partenariats commerciaux à des clauses écologiques, de décourager ou de taxer les investissements sales ou encore de remettre en selle l’État stratège investisseur. Il en va. Mais de la même manière que sur la scène nationale, tous ces changements sont encore virtuels, essentiellement incantatoires : les émissions de CO2continuent de progresser, et les dispositifs de protection et d’adaptation au changement climatique sont une bien maigre source de soulagement, généralement réservé aux plus riches.
Cet interrègne peut s’expliquer par l’absence d’un moteur social capable de réaliser la sortie de l’impasse climatique. Le productivisme implicite des modèles de croissance et de protection sociale, d’abord, entrave le développement d’une large adhésion démocratique aux principes d’une économie politique de l’anthropocène<. En effet, une partie des emplois et de la condition sociale des personnes restent encore tributaires de l’économie des énergies fossiles, que ce soit directement dans les secteurs industriels, ou indirectement par l’intermédiaire des budgets des classes populaires contraintes par le prix de l’énergie, des carburants et de l’alimentation La question du coût du changement de modèle, et de sa distribution sociale, reste l’obstacle principal à une activation réelle de la politisation de la planète.
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